La forme en création, de Frank Chimero

Téléchargement du livre numérique
Chapter un : Comment et pourquoi

Chapitre un
Comment et pourquoi

« Toujours la belle réponse pose une question encore plus belle. » E. E. Cummings

Si à l'été 2003 la route d'un promeneur nocturne était passée par North Spaulding Road, et – malgré l'heure tardive – qu'il ait eu la présence d'esprit de regarder vers le haut, il aurait trouvé une lumière brillante au premier étage. Il m'aurait vu de profil, assis à ma table à dessin, pétrir mon visage comme une pile épaisse de pâte. Alors que je regardais à la fenêtre, nous nous serions fait un signe de tête d'un air entendu, comme pour dire : « Oui, quatre heures du matin, c'est à la fois trop tôt et trop tard. Tous ceux qui sont réveillés doivent préparer des mauvais coups, aussi ne posons pas de questions. » Le promeneur nocture aurait continué le long de la rue, tissant son chemin entre les rangées de voitures garées et les arbres à gomme douce qui longent le trottoir. Je serais retourné pétrir mon visage.

Je me rappelle d'une nuit en particulier où je me suis trouvé tout au bout d'une longue période stérile. Je me pris à regarder par la fenêtre en quête d'inspiration, pour reposer mes yeux, pour imaginer un plan pour simuler ma mort pendant quarante-huit heures le temps que ma date limite me dépasse à vive allure. Je regardais l'arbre devant ma fenêtre et j'entendis un son s'élever des feuilles. Il semblait déplacé, plus à même de venir des voitures que de l'un des arbres à proximité.

« Wiii-ououh, wououp, wwwrrrlll. Wiii-ououh, wououp ! »

On ne s'attend pas à entendre le vacarme de la ville en provenance des feuilles d'un arbre à gomme douce, mais tel était le cas. Je parcourus les feuilles du regard, et je me retrouvai face à un oiseau moqueur qui me regardait, chacun de nous évaluant l'autre du haut de son perchoir. Il avait une taille rondelette, et était habillé de plumes brunes et blanches avec des yeux noirs qui sautillaient sans se fixer. Son cou était presque indiscernable à la séparation entre sa tête et son corps, un rappel des effets potentiels néfastes de ma propre posture. Dans un bruissement de feuilles, il se renfonça sur la branche pour se préparer à pépier et carillonner à plein poumons. Un vrombissement sourd chuta de la branche, claqua sur le sol, et roula le long de la pente du trottoir, pour finir capturé dans l'entrebâillement de deux blocs de ciment, alignés avec ordre comme de petits soldats hérissés de pointes. Puis, le temps suspendit son vol. Nous retînmes tous deux notre souffle. Enfin, son cri :

« Wiii-ououh, wououp, wwwrrrlll. Wiii-ououh, wououp ! »

Ce n'était pas le chant d'un oiseau, mais le son d'une alarme de voiture. Il imitait l'entrelacs des sons avec talent, marquant toujours une pause qui durait juste le temps nécessaire pour être synchrone avec le tempo familier des alarmes qui sonnaient de temps à autre dans le quartier. Les oiseaux moqueurs, comme leur nom l'indique, ont la réputation de voler le chant des autres oiseaux, et mon ami à plumes faisait cela de manière assez convaincante, en dépit du choix médiocre de la source d'origine. Mais l'oiseau ne comprenait pas le but des sons qu'il imitait. Je me rappelle distinctement m'être dit qu'un oiseau doit chanter, mais pas comme ça. Et à ce moment là, un bref éclair de lucidité m'est apparu à l'écoute du chant de l'oiseau : ses efforts étaient vains, et dans une large mesure, les miens aussi. Nous étions en train d'imiter aveuglément au lieu de chanter notre propre chant.

Nous faisions la même erreur que le créatif qui se focalise trop sur Comment créer son travail, en négligeant Pourquoi il le crée. Les questions sur Comment faire les choses perfectionnent un savoir-faire et élèvent la forme, mais demander Pourquoi révèle un but et développe un point de vue. Nous devons faire plus que toucher la corde sensible.

Imaginez un artiste qui travaille sur une peinture dans son atelier. Vous le voyez probablement devant son chevalet, avec son appui-main, coiffé d'un béret, il mélange les couleurs sur sa palette avec attention ou applique la peinture sur la toile avec précaution, travaillant du sombre au clair pour recréer ce qui est devant lui. Vous le voyez peut-être estimer la lumière, ou parler à son modèle, ou charger son pinceau de vert ardoise pour colorer les feuilles dans la chevelure de sa muse. C'est une manière classique d'imaginer un peintre au travail, dont Vermeer nous offre une bonne représentation dans L'art de la peinture.

L'art de la peinture par Johannes Vermeer, 1666

Mais, s'il vous est jamais arrivé de peindre, vous savez que cette image ne montre qu'une partie du processus. Dans un deuxième temps, l'artiste s'écarte du chevalet pour prendre du recul et observer l'œuvre sous une nouvelle perspective. La peinture combine à parts égales le proche et le loin : de près, l'artiste travaille à laisser sa marque ; de loin, il évalue l'œuvre pour analyser ses qualités. Il prend du recul pour laisser l'œuvre lui parler. Ce deuxième temps de la peinture est capturé par L'artiste dans son studio de Rembrandt.

L'artiste dans son studio par Rembrandt van Rijn, 1628

Le processus créatif, dans son essence, c'est un individu en dialogue avec lui-même et l'œuvre. Le peintre, à distance du chevalet, peut évaluer et analyser l'ensemble de l'œuvre depuis ce point de vue. Il scrute et écoute, choisit le prochain coup de pinceau, puis s'approche de la toile pour le faire. Puis il prend à nouveau du recul pour voir ce qu'il a fait en relation avec l'ensemble. C'est une danse de contextes alternatifs, un piétinement sur le sol du studio qui produit une boucle de rétroaction courte entre la touche et le jugé. L'artiste, de près, s'intéresse à la production ; de loin, il entre dans un mode critique où il juge le degré de progression (ou de régression) produit par le choix précédent sur la composition dans son ensemble.

Les états Proche et Lointain de la peinture s'apparentent au Comment et au Pourquoi : l'artiste, lorsqu'il est proche de la toile, pose des questions sur le Comment, liées au savoir-faire ; lorsqu'il prend du recul, il soulève des questions sur le Pourquoi, qui concernent l'ensemble de l'œuvre et son but. Proche et Lointain peuvent être reformulés comme Savoir‑faire et Analyse, qui décrivent le type de questions que l'artiste se pose dans chaque mode. Cette relation peut être réaffirmé de nombreuses manières différentes, chacune exprimant un équilibre nécessaire :

La relation entre forme et but (Comment et Pourquoi) est symbiotique. Mais en dépit de ce lien, Pourquoi est généralement négligé, car Comment est plus facile à formuler. Il est plus facile d'identifier des ratés dans la technique que dans la stratégie ou le but, et plus simple de poser la question « Comment dois-je peindre cet arbre ? » que de répondre à la question « Pourquoi cette peinture a-t-elle besoin de faire figurer un arbre ? » La question Comment concerne une tâche, alors que la question Pourquoi s'intéresse au but de l'œuvre. Si un artiste ou un créatif comprend l'objectif, il peut se déplacer dans la bonne direction, même s'il trébuche en chemin. Mais si cet objectif n'est pas pris en compte, il peut se retrouver à courir après son ombre, même si l'œuvre finale démontre un savoir-faire extraordinaire.

Comment est-ce que tu travailles ? Comment choisis-tu les polices pour chaque projet ? Comment utilises-tu ce logiciel spécifique ? Ces questions peuvent avoir des réponses précieuses, mais leur mise en application est inhibée, car chaque projet a des objectifs différents. Plus encore, chaque individu se trouve dans une situation différente. Beaucoup de questions sur le Comment, à la grande frustration des débutants, ne peuvent recevoir de réponse complète. Interrogez un créatif expérimenté sur Comment il travaille et vous pourriez entendre : « C'est plus compliqué que ça », ou « Ça dépend ». L'expérience est de comprendre l'importance du contexte, et de savoir quelles méthodes fonctionnent dans quels contextes. Ces contextes sont toujours changeants, à la fois parce que les besoins varient de projet en projet, mais aussi parce que le talent et l'inclination varient d'individu en individu. Nous avons tous notre propre chant à chanter, et de même, nous avons tous une provision de chansons que nous savons chanter.

La variation de contexte implique qu'il est tout aussi important de discuter Pourquoi les décisions sont prises que Comment elles sont exécutées. Si nous souhaitons apprendre de l'expérience des autres, nous devrions admettre que faire quelque chose va au-delà de la manière dont le pinceau rencontre la toile ou dont les doigts se posent sur la frette. Un processus inclue toutes les raisons derrière les décisions qui ont été prises pendant que le pinceau ou les doigts bougent. Nous pouvons nous rapprocher de la sagesse des autres en leur demandant d'expliquer leurs décisions : pas seulement Comment elles ont été exécutées, mais Pourquoi elles ont été prises. Il s'agit d'un degré supérieur de la recherche, qui remonte du pinceau vers la main et de la main à l'esprit pour enquêter sur les motivations et les processus de pensée utilisés afin qu'ils puissent être appliqués dans nos propres situations.

Cependant, l'œuvre achevée, seule, agit souvent comme un écran séduisant qui nous distrait de ce degré supérieur d'étude. L'attrait du vernis cache nombre des choix (bons et mauvais) qui ont fait partie de sa construction ; les coutures ont été sablées et toutes les lignes aplanies. Nous sommes tentés, au vu de la qualité de l'œuvre, de demander comment reproduire sa beauté. Et comment nous en vouloir ? La beauté est palpable, alors que les intentions et les objectifs restent invisibles. Cela nous conduit à demander plus souvent Comment, comme si la tangibilité de ces caractéristiques les rendaient en quelque sorte supérieures. Mais demander Pourquoi révèle une nouvelle forme de beauté en rendant les choix observables afin qu'ils puissent être discutés et étudiés.

Quatre échelles avec des nombres de barreaux différents

On pourrait dire du processus créatif qu'il ressemble à une échelle, dont le premier barreau est la page blanche et le dernier barreau l'œuvre achevée. Entre les deux, l'artiste grimpe à l'échelle par une série de choix et leur exécution. Beaucoup de nos conversations sur l'œuvre créative sont rendues boiteuses parce qu'elles ne concernent que le dernier barreau de l'échelle : l'œuvre achevée. Nous nous devons de parler de ces barreaux intermédiaires, de comprendre que chaque échelon est à parts égales Pourquoi et Comment. N'en retenir qu'un seul c'est tenter de grimper à l'échelle avec un seul pied : c'est peut-être possible, mais c'est une tâche hazardeuse.

De plus, une conversation équilibrée à propos de ces barreaux intermédiaires conduit à un transfert de connaissance qui peut franchir les lignes qui divisent les nombreuses disciplines créatives. Le musicien peut apprendre de l'acteur, qui rumine constamment sur les détails subtils de l'art dramatique et de l'interprétation. L'acteur peut apprendre du peintre sur le pouvoir émotionnel des expressions du visage. Le peintre peut apprendre du créatif sur le potentiel de la juxtapositions des images et des mots. Et le créatif apprendre du poète, qui peut créer de la chaleur par la maigre addition d'un mot bien placé et choisi avec attention. Nous grimpons à nos échelles tous ensemble lorsque nous demandons Pourquoi.

Se demander Pourquoi ne forme pas seulement le soubassement pour apprendre et nous améliorer, c'est aussi la fondation pour inspirer les autres, et soi-même, à continuer de progresser ainsi. En 2009, la télévision publique PBS a diffusé le dernier épisode de Reading Rainbow, l'arc en ciel qui lit, une émission d'une demi-heure consacrée à faire grandir l'amour de la lecture chez les enfants. Chaque épisode de Reading Rainbow mettait un livre en valeur, et l'histoire inspirait une aventure avec l'animateur, LeVar Burton. Malheureusement, le programme prit fin parce que l'approche de l'émission s'opposait au format standard actuel de la télévision pour enfants : enseigner aux enfants comment lire, plutôt que l'objectif de Reading Rainbow, qui était d'enseigner aux enfants pourquoi ils devraient lire.

La diffusion de Reading Rainbow a été longue, plus de vingt-six ans, mais son annulation frappe comme un coup symbolique. L'éducation, tout comme grimper à l'échelle, nécessite de trouver un équilibre entre Comment et Pourquoi. Nous oublions si vite que les gens, et en particulier les enfants, ne vont pas faire volontiers ce qu'on leur apprend à moins de leur montrer les joies qu'ils vont trouver à le faire. Les choses que nous ne faisons pas par nécessité ou responsabilité, nous les faisons par plaisir ou par amour ; si nous souhaitons que les enfants lisent, ils doivent savoir pourquoi. Si nous souhaitons que les peintres peignent, les poètes écrivent, les créatifs créent, ils doivent aussi savoir pourquoi. Comment nous donne les moyens, mais Pourquoi nous motive, et l'écart entre les deux se compare à la différence d'enthousiasme entre comprendre seulement les phonèmes et lire un livre que l'on aime et avec lequel on s'identifie.

Les créatifs se plaignent couramment d'être "bloqués", perpétuellement enlisés et incapables d'avancer dans leur travail lorsque c'est nécessaire. Les blocages naissent du rapport déséquilibré entre Comment et Pourquoi : soit nous avons une idée, mais il nous manque les compétences pour l'exécuter ; ou bien nous avons les compétences, mais il nous manque un message, une idée ou un but pour l'œuvre. Les examples de blocage créatif les plus méprisés et les plus courants sont de cette deuxième sorte, car la solution à un manque de but nous échappe tellement. Si nous manquons de compétence, la réponse est de s'exercer et de solliciter l'aide de ceux qui sont plus doués, jusqu'à s'améliorer. Mais quand nous nous retrouvons sans rien à dire, nous n'avons pas d'autres choix que de sortir nous promener ou de continuer à souffrir face à la page blanche. Souvent, dans ce type de situation, nous recherchons un soulagement dans le travail des autres ; nous cherchons notre consolation dans des créations qui semblent allier un savoir-faire élevé et un but retentissant, car elles nous rappellent qu'il y a une sortie hors du cul-de-sac où nous nous sommes fourvoyés. En disséquant ces œuvres, nous pouvons commencer à voir ce qui donne au travail des autres leur vitalité, et mieux comprendre les tenants et les aboutissants de notre propre travail. Si nous sommes attentifs, avec juste une pointe de chance, nous pourrions même découvrir où se trouve l'âme de notre propre travail en la voyant reflétée en miroir dans le travail des autres.

Mais nous devons faire attention à ne pas regarder trop longtemps, au risque de perdre trop de nous-mêmes. Renoncer à notre perspective, c'est gâcher l'opportunité de laisser l'œuvre prendre sa propre forme spécifique et gaspiller notre chance de laisser nos empreintes dessus. Nous devons nous rappeler Pourquoi nous travaillons, car le savoir-faire a besoin d'objectifs, l'effort a besoin d'un but, et nous avons besoin d'un exutoire pour notre chanson. Si nous restons à la surface et que nous ne creusons pas profondément en demandant Pourquoi, nous ne sommes pas vraiment en train de créer. Nous sommes simplement en train d'imiter des alarmes de voiture depuis un arbre à gomme douce.

Suite de la lecture au chapitre deux : Savoir‑faire et beauté