
Chapitre deux
Savoir‑faire et beauté
« Une graine de tournesol, c'est comme un système solaire ; ce sont des systèmes complets. Je trouve ça plus facile de diriger mon attention vers les complexités du tout petit que vers les complexités du très grand. Voilà, avant tout, pourquoi je suis un artisan. C'est une petite discipline, mais on peut s'y donner à fond. »Adam Smith, fabricant de couteaux
On dit que le néant serait à l'origine de toutes choses. Je devrais y croire, mais il est difficile de concevoir le néant au milieu d'un monde qui est si rempli. Je ferme les yeux et je tente d'imaginer une obscurité, mais cette obscurité, c'est déjà quelque chose. On nous dit qu'il y a eu un big bang au commencement des temps qui ont créé l'univers, mais cela change la création en un spectacle. Je reste sceptique face au spectaculaire. Le romantique en moi veut imaginer qu'il n'y eut ni éclair, ni détonation. C'est peut-être plutôt dans un calme digne que la matière a fleuri du néant. Je me raconte une histoire pour faire reculer l'obscurité et remplir le vide.
Au commencement, une voix s'approcha doucement du lointain, si tranquillement qu'on la remarquait à peine. « Mieux », murmurait-elle. Mais ni dénotation, ni feux d'artifices. Ni gestes grandioses, ni glissando de Dieu. Le secret enveloppait et contenait le vide, tout comme une voix familière, étouffée dans la nuit, peut créer une poche de chaleur autour d'elle. Je m'imagine comment les gaz libres se sont condensés pour faire les planètes. Les sphères ont tourné, et les atomes sont entrés en collision et se sont combinés d'innombrables manières au cours de milliards d'années. Le cocktail s'est épaissi et a coagulé, et après un nombre d'essais inimaginable, la vie est apparue, s'est déployée, puis a continué son chemin. Nous y avons gagné des coeurs et des yeux, des jambes et des mains. Nous avons rampé hors de la boue, nous avons grimpé dans les arbres, et finalement nous sommes redescendus.
Le premier boum, la recette qui a produit l'univers et la vie, est né des circonstances. Le deuxième boum, celui de l'esprit et de l'outil, a été pensé.
Je tiens un signe de cette seconde explosion dans mes mains. Pas de son et lumière ; la plupart des gens diraient que ce que je tiens dans la main est juste un caillou. Rentrez dans n'importe quel cabinet de curiosités et demandez à voir leurs haches à main. Ils vous montreront quelque chose de similaire à ce que je tiens : une pierre qui ressemble à une pointe de flèche dont l'extrémité est aiguisée et acérée. Sa taille est proche de celle d'un paquet de cartes et elle tient confortablement dans la main. Les haches à main sont fréquemment citées comme le premier objet de fabrication humaine ; les plus anciens spécimens, découverts en Ethiopie, ont un âge estimé à deux millions et demi d'années. Nous avons commencé à façonner ce monde il y a fort longtemps.
Les haches à main marquent le premier instant où nous avons pris conscience que le monde était malléable ; que les choses peuvent changer et bouger, et que nous pouvons initier ces transformations nous-mêmes. Être humain, c'est retoucher, c'est imaginer une condition meilleure, et décider de travailler à la réaliser en donnant forme au monde autour de nous.
En ce sens, la création est le domaine de transformations qui concernent les étapes à suivre pour façonner nos circonstances. Celui qui a fabriqué cette hache à main a transformé un caillou en un outil qui lui a permis de changer une noix pleine en une assiette creuse, et les bêtes de la plaine en dîner. Le même instinct de fabrication s'exerçait quand les frères Wright ont volé dans leur premier avion ou quand les architectes grecs se sont assis pour planifier le chef d'œuvre du Parthenon. Les produits de nos efforts s'étendent derrière nous dans un sillage de répercussions et persistent, dans certains cas, pour des millions d'années.
On observe souvent de la minutie dans la fabrication de ces haches, une symétrie élégante dans leur forme. Ces détails ne contribuent pas nécessairement à l'utilité de l'outil, mais leur présence implique que nous avons commencé à nourrir un savoir-faire dès le moment où nos esprits se sont ouverts pour la première fois à l'idée de l'invention. Une hache polie ne tranche pas mieux, de la même manière que le dessein raffiné d'une lampe n'éclaire pas nécessairement une pièce plus complètement. La beauté est une forme toute particulière de savoir-faire qui dépasse l'amélioration de comment une chose fonctionne.
Les Shakers ont un proverbe qui dit : « Ne fabrique rien qui ne soit à la fois utile et nécessaire ; mais ce qui est utile et nécessaire, n'hésite pas à le rendre beau. » Nous pensons tous que le but premier de la création est d'être utile. Nos esprits nous disent que du moment que la création fonctionne bien, l'apparence de l'œuvre n'est pas forcément importante. Et pourtant, nos cœurs nous disent le contraire. Peu importe l'objectivité de notre pensée, nous entendons une voix nous chuchoter que la beauté a un rôle important à jouer.
La hache à main est un exemple parfait pour étudier le rôle de la beauté dans cet enchevêtrement de considérations, parce qu'en perdant son utilité, la pierre révèle son charme singulier. En dépit du caractère utilitaire de la hache à son origine, mon expérience lors de l'achat de cette hache à main plutôt qu'une autre fut plus comparable à l'achat d'un bijou que d'un objet pour ma boîte à outils. Le facteur déterminant pour moi était de trouver la hache à main qui était la plus agréable à l'œil. Les détails esthétiques qui m'ont séduit étaient les mêmes pour la personne qui a fabriqué cette hache à main. Cet intérêt commun me relie au passé ; un ancêtre lointain avait un regard similaire au mien et attachait suffisamment d'importance à la beauté de l'outil pour choisir une pierre avec une surface régulière, puis la façonner pour lui donner une symétrie plaisante. Cette attention est restée préservée dans la pierre.

Le savoir-faire nous relie à une tradition plus large de créateurs en repliant la longue ligne qui nous relie à eux à travers le grand couloir du temps. Je suis en admiration devant le travail du pinceau de Van Dyck même si ses tableaux ont été peints il y a quatre cents ans. Je suis interloqué par l'attention au détail dans l'original de la Bible à 42 lignes de Gutenberg et je ne peux pas m'empêcher d'être impressionné par les motifs ornementaux des mosquées arabes avec leur complexité vertigineuse. Nous nous délectons tous en présence de beauté, parce que le savoir-faire élevé dégage une aura magique. Il dit : « Voilà tout ce qu'on a. Voilà ce que l'humanité est capable de faire, avec des onces de soin et d'attention distillées dans ce qui se trouve devant vous. Le savoir-faire est une lettre d'amour composée par le créateur de l'œuvre, et j'ai cette note dans mes mains dans son enveloppe de pierre.
Je me souvins alors d'un conseil que j'ai reçu pendant ma troisième année à l'université. Je me préparais à aller à une conférence de design pour faire valoir mon portfolio dans l'espoir d'obtenir un stage pour l'été. Le jour avant mon départ, j'ai franchi le seuil du bureau de mon professeur préféré avec mon portfolio pour qu'il redonne un coup d'œil à tout l'ensemble. J'avais fait la plupart des projets pour ses cours, mais je pensais qu'un dernier avis pourrait être utile. Il était au téléphone, mais m'a fait signe d'entrer quand même, et m'a pointé du doigt un emplacement vide sur son bureau depuis lequel il pourrait parcourir mon portfolio pendant son coup de fil. Il feuilleta toutes les pages rapidement, en disant « Oui » ou « Non » de temps à autre. Ces mots étaient sans doute adressés à la femme à l'autre bout du fil, mais assis de l'autre côté du bureau, je m'imaginais qu'ils marquaient une approbation de mon travail. Finalement, il arriva à la dernière page et demanda à la femme d'attendre un instant et rester en ligne. Il porta le téléphone à sa poitrine, me regarda, et dit simplement : « Manque d'amour. » Il repoussa le portfolio vers moi sur le bureau, sourit chaleureusement, et m'invita à quitter son bureau.
Je repense encore à ce conseil, et à ce qu'il avait en tête au juste lorsqu'il avait dit que mon travail manquait d'amour. A l'époque, j'avais cru comprendre que je devais perfectionner mon savoir-faire, mais j'ai réalisé depuis qu'il parlait de quelque chose de plus fondamental et vital. Mon travail était plat, parce qu'il lui manquait ce supplément d'âme qui jaillit lorsque l'on crée quelque chose auquel on croit pour quelqu'un auquel on tient. C'est la source du savoir-faire le plus élevé, car avoir de l'affection pour le destinataire produit le soin nécessaire pour un travail bien fait.
Cette sorte d'affection trouve le moyen de se faire connaître en créant des possibilités pour ceux qui entrent en contact avec l'œuvre. Au dix-septième siècle, par exemple, Antonio Stradivarius a atteint ce que que beaucoup considèrent comme le plus haut point du savoir-faire dans les instruments qu'il a fabriqués. Il a produit environ cinq cents violons dans sa vie, et ceux qui nous restent sont convoités par les musiciens du monde entier. On dit que leur son est luxuriant et transcendant, et on peut imaginer Stradivarius penché sur le corps de l'un de ses violons, en train de peaufiner méticuleusement les détails pour créer le son le plus divin. La recette secrète de Stradivarius a été perdue il y a bien longtemps, mais la science moderne nous donne un petit aperçu de ses méthodes à travers l'analyse de ses intruments. Certains experts croient que le secret de ses violons réside dans leur enduit et leur vernis, qui contiendraient des cendres volcaniques, des ailes d'insectes, des carapaces de crevettes, et « des traces insaisissables de composés organiques qui pourraient être des sécrétions intimes, de la transpiration, ou des phéromones de la respiration du maître lui-même. » Une recette secrète, indubitablement : chaque instrument était un mariage harmonieux, où le créateur lui-même était l'un des matériaux utilisés dans la construction. Il n'y a pas de mots pour décrire le travail de Stradivarius autrement que comme une œuvre d'amour.
L'œuvre contient suffisamment d'amour quand l'enthousiasme se transfère du créateur vers le destinataire et les relie l'un à l'autre. Tous deux s'enthousiasment pour la création. Je peux imaginer l'excitation dans la pièce quand Stradivarius remettait son tout dernier violon à un musicien talentueux, car le violoniste allait révéler par son jeu tout le potentiel de l'instrument. Les produits de la création, comme les violons de Stradivarius, possèdent un aspect qui ne peut être révélé qu'à travers leur utilisation. C'est pourquoi je me sens toujours obligé de prendre ma hache à main et de la faire pivoter dans ma main, plutôt que de la laisser reposer sur la cheminée. La pierre est plaisante à regarder, mais elle a été faite pour la main, aussi il semble plus approprié de la tenir que de l'exposer au regard. Et c'est quand je tiens la hache à main que je peux entendre la voix qui murmure « Mieux », sentir les replis de la ligne qui me connecte au passé, et ressentir l'amour logé dans la pierre. En vérité, il y a deux paires de mains sur cette pierre, et c'est en tenant la hache à main qu'elle commence à dévoiler sa vraie magie. La pierre, en dépit de toutes ces années, a gardé la chaleur des mains de celui qui l'a faite.
Suite de la lecture au chapitre trois : improvisation et limitations