
Chapitre trois
Improvisation et limitations
« Je vais jouer d'abord, et je vous en parle après. Peut-être. »Miles Davis
Lorsque nous construisons quelque chose, nous prenons des morceaux faits par d'autres et nous les fusionnons selon nos propres choix pour voir si une alchimie apparaît. Certains de ces choix sont fondés sur les bonnes pratiques et la sagesse accumulée ; d'autres sont guidés par les décisions des œuvres citées comme inspiration ; enfin, un grand nombre de choix sont façonnés par le tempérament et les instincts du créateur de l'œuvre. Ces contributions et transformations nouvelles sont les plus cruciales, car elles renouvellent et diversifient le patrimoine d'influences qui sera utilisé par d'autres sur un mode donnant-donnant.
Heureusement, ces matériaux ne se comportent pas comme des ressources naturelles car ils ne s'épuisent pas lorsqu'ils sont partagés. Leurs propriétés sont expliquées avec éloquence par Yosa Buson, maître du haiku au dix-huitième siècle. Traduit du japonais, il écrivait :
Bougie allumée
par une autre bougie
— soir d'été.
Buson nous dit d'accepter la lumière contenue dans le travail des autres sans assombrir leurs efforts. Une bougie peut en éclairer une autre et la lumière peut se propager sans que sa source en soit diminuée. Nous devons trouver notre propre chant, mais grâce aux contributions et à l'influence des autres, nous n'avons pas à chanter tout seul.
Le haiku de Buson nous enseigne également comment travailler avec les contributions des autres. Les haikus descendent d'une tradition poétique japonaise plus ancienne appelée renga, une forme de poésie collaborative, sur un mode donnant-donnant. Un poète écrivait les trois premières lignes d'un poème de cinq lignes, puis il faisait passer son travail à un autre poète pour qu'il écrive les deux dernières lignes. A partir de là, les deux dernières lignes servaient de base pour introduire trois nouvelles lignes d'un troisième poète, puis deux lignes d'un quatrième. Le poème se poursuivait ainsi, deux – trois – deux – trois, chaque nouvelle contribution reliée à la partie précédente comme une chaîne de pâquerettes. L'écriture de renga nécessitait d'accepter les contributions anciennes comme base de nouveaux ajouts, et cet arrangement assurait la force du poème et lui donnait une structure qui guidait les poètes durant son élaboration. Les poètes pouvaient prendre appui sur le matériau qui se trouvait déjà là pour commencer leur travail et construire leurs propres contributions par-dessus les parties précédentes.
Le haiku de Buson et les méthodes du renga offrent peut-être une manière de réfréner le caractère impitoyable de la page blanche. Ils laissent supposer que l'on peut éviter élégamment de partir de zéro grâce aux contributions des autres. Ils montrent également que s'imposer un genre de structure peut nous aider à commencer et à prendre de l'élan.

La première étape de n'importe quel processus devrait être de définir les objectifs du travail en se posant la question des Pourquoi. La deuxième étape, cependant, devrait être de ranger ces objectifs dans un tiroir. Les objectifs guident le processus vers une fin utile, mais ils ne nous aident pas beaucoup au départ. En fait, le poids des objectifs peut même broyer les graines de pensée qui sont nécessaires pour commencer l'exploration d'une nouvelle voie.
Le processus créatif, tout comme une bonne histoire, doit commencer par un grand bond dans la légèreté, et on ne peut y parvenir sans une éclipse du sens critique. Les objectifs ne doivent pas être ignorés définitivement, mais ils devraient être définis à l'avance, mis de côté, puis déployés au moment opportun afin que nous puissions être audacieux dans nos idées.
Pour commencer, nous devons prendre de l'élan avant de réintroduire les objectifs pour gouverner le mouvement. Je trouve que le meilleur moyen de prendre de l'élan est de réfléchir à la plus mauvaise manière de s'attaquer au projet. Si la qualité est insaissable, la stupidité est toujours à portée de main ; l'absurdité est acceptable, et peut-être même souhaitable. Si le projet est une carte de visite pour un opticien, peut-être que vous l'imaginerez illisible. (il y a de l'idée, mais peut mieux faire.) S'il s'agit d'une brochure pour un agent d'assurances, imaginez des loutres sur la couverture et une écriture manuscrite dérangée pour le texte à l'intérieur. (Des progrès !) S'il s'agit d'une création pour une exposition de vases de la dynastie Ming, présentez la comme un spectacle interactif pour les enfants, et mettez les vases sur des piédestaux bancaux faits d'un métal brillant qui invite au toucher. (Oui !)
Une prise de conscience importante que cet exercice amusant, mais stérile, doit nous amener à découvrir, est que toutes les idées que vous aurez ensuite seront meilleures. Vos idées vont forcément s'améliorer, parce qu'il est impossible d'imaginer aboutir à quelque chose de pire. Nous avons créé la prise d'élan nécessaire pour nous projeter vers un résultat souhaitable en faisant des étirements et en jouant dans la boue intellectuelle. C'est maintenant le moment de sortir les objectifs de leur tiroir et de les utiliser comme gouvernail pour diriger ce mouvement. Nous devons guider nos idées mais nous n'avons pas besoin de faire preuve d'autant de discernement que si nous étions partis de zéro, parce qu'à partir de là, nous pouvons progresser dans n'importe quelle direction. Nous avons la garantie que n'importe quelle étape nous rapprochera de la frontière qui marque la fin des mauvaises idées et le début des bonnes. Même se promener est fructueux, et c'est précisément ce qu'on devrait faire.
C'est par l'improvisation que l'on se promène de manière créative. Maintenant que les objectifs sont à nouveau devant nous, nous pouvons les utiliser pour guider notre promenade et harmoniser les idées. Cela peut sembler étrange, mais je soupçonne que pendant que vous harmonisez, vous vous surprendrez à réutiliser des morceaux des idées atroces que vous aviez conçues auparavant. Les mauvaises idées ont été documentées et capturées d'une manière ou d'une autre, ce qui en fait une ressource qui peut être exploitée au cours du processus. Des idées nouvelles et meilleures viendront sans doute aussi, mais le mélange des deux révèle la nature incrémentale de l'improvisation et quelle sorte de présence particulière elle nécessite. Les idées s'élèvent l'une au-dessus de l'autre, et pour faire ça bien, il faut être là dans le moment, et tâter la situation présente avec application pour utiliser ses opportunités comme matériaux de construction. Formaliser les propriétés de l'improvisation s'avère précieux, car cela nous assure de pouvoir répondre à l'instant de manière ingénieuse et adéquate avant qu'il ne s'évanouisse.
Nous devrions solliciter le jazz et le théâtre d'improvisation, les deux disciplines créatives qui utilisent l'improvisation, pour prendre conseil. Ces deux activités ont développé des règles communes qui sont destinées à assurer un processus fructueux. La première maxime de l'impro est « Oui, et… ». Cette règle est facile à comprendre, mais comme la plupart des vertus cardinales, elle est beaucoup plus difficile à appliquer qu'à saisir.
« Oui » nous dicte que toute contribution est valide et acceptée. Les règles du jeu, les caprices des autres, et bien sûr nos propres caprices, entretiennent l'élan et nous évitent une auto-correction anticipée. La prise d'élan est le point le plus important quand on débute, et rejeter ou corriger trop tôt a tendance à étouffer ce mouvement. Par exemple, si vous et moi, nous improvisons sur scène, et que vous dites quelque chose auquel je ne m'attendais pas, je ne peux pas vous prendre à part pour vous demander de changer votre réplique. La continuité serait perdue, aussi je me dois d'accepter ce que vous m'offrez puis de construire par-dessus. C'est la même chose que l'on soit en train de travailler en groupe de manière collaborative, ou bien que je sois simplement en dialogue avec l'œuvre comme le peintre face à son chevalet.
La partie « et » de la maxime « Oui, et… » nous dicte que l'improvisation est un processus itératif qui s'agrandit de choix en choix comme une boule de neige roulant en pente. Ce dialogue en va-et-vient qui émerge de ces contributions dans le jazz et le théâtre d'improvisation rappelle la structure du renga. Le maître du renga Basho décrivait l'esprit de la poésie collaborative comme une transformation : le poème atteint un nouvel état lorsqu'il change de mains, et s'agrandit par accrétion de nouveaux mots.
Ce nouvel état ne peut être atteint, selon les mots de Basho, que si l'on « s'abstient de prendre du recul ». Pour reprendre notre analogie avec le chevalet dont on s'écarte pour prendre du recul comme un moyen d'analyser l'œuvre, le jugement est une part importante du processus créatif, mais lorsque l'on improvise, l'auto-critique et l'évaluation des autres doivent être évitées afin de laisser les idées se développer depuis leur état délicat. La critique joue un rôle crucial dans le processus créatif, mais sa rigueur devrait s'ajuster à la vigueur des idées, qui deviennent plus fortes au cours de leur développement. Plus une idée devient réelle, plus elle devient susceptible de résister à la critique et moins il devient nécessaire d'éclipser le sens critique. Mais toutes les idées, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, commencent par être jeunes et fragiles.
Cette délicatesse des idées doit être acceptée, mais il faut aussi que les règles soient fixées avant de commencer pour que le voyage de l'œuvre se concentre dans une direction. Dire non à l'avance nous autorise à dire oui sans équivoque pendant que nous travaillons. Ces limitations sont le carburant de l'improvisation, les barrières qui délimitent notre terrain de jeu pour que nous puissions y jouer. La promesse d'un périmètre restreint nous fait oublier nos peurs, et les limitations deviennent un point de départ pour trouver des idées. Une structure d'improvisation nous aide à nous mettre au travail, car nous n'avons plus besoin de savoir exactement où nous allons ; juste de choisir une direction et de nous laisser porter par l'élan. Tout ce que nous avons besoin de connaître, ce sont les règles du jeu.
Avoir un cadre pour l'improvisation nous aide à rentrer plus facilement dans un processus où nous créons des choses. L'exemple le plus connu d'un tel cadre imposé est sans doute celui créé par le musicien de jazz Miles Davis pendant l'enregistrement de son album Kind of Blue. En mars 1959, Miles Davis, Bill Evans, Wynton Kelly, Jimmy Cobb, Paul Chambers, John Coltrane et Cannonball Adderley s'étaient tous entassés dans un studio d'enregistrement de CBS à New York sans avoir écrit aucune chanson à l'avance. Les musiciens de jazz étaient routiniers de ce genre de flou artistique car l'improvisation du moment était leur gagne-pain. Mais aucun d'entre eux n'aurait sans doute pu prédire que le Jazz allait être réinventé ce jour là.
Le style de jazz prédominant à l'époque, appelé Bebop, était frénétique et entraînant, mais avait tendance à donner des chansons bourrées de notes. Cette abondance de notes faisait parfois obstacle à l'expression mélodique des musiciens en prenant toute la place dans la chanson. Le Bebop a été décrit comme une gymnastique musicale, parce que le côté théâtral et spectaculaire de ce style forçait les musiciens à jongler avec des structures complexes. En dépit de la technique artistique nécessaire pour manœuvrer dans les rapides du style Bebop, le fardeau peut se révéler trop lourd à porter. Difficile de jouer chaloupé quand il n'y a plus la place de bouger. Miles Davis voulait réintroduire une respiration dans les chansons, pour donner aux musiciens plus d'espace pour jouer. Il leur demanda d'improviser avec des gammes et des modes simples, plutôt qu'avec les progressions d'accords du Bebop.
Au début de la session d'enregistrement, Miles Davis distribua à chacun des sept hommes un petit bout de papier où il venait d'écrire une description de leur partie. Aucun d'entre eux n'avait vu la moindre chanson avant d'entrer dans le studio, mais sous la seule direction de ces bouts de papier, ils enregistrèrent toute la journée, et ils réservèrent une deuxième journée quelques semaines plus tard. Au bout de deux sessions, l'album était terminé.
Kind of Blue est sans conteste un chef-d'œuvre, un pilier de la musique jazz créé en quelques heures à peine en modifiant la structure même de l'interprétation. Les musiciens acceptèrent les contributions des uns des autres, et s'aventurèrent à la conquête d'une nouvelle frontière, en utilisant leurs intuitions pour guides. Miles Davis avait rassemblé un groupe de musiciens brillants, leur avait donné un vague cadre de limitations pour les focaliser, mais avec un espace plus que suffisant pour l'exploration, il savait qu'ils se promèneraient avec talent et joueraient en se surpassant.
L'exemple de Miles Davis est un peu trompeur, cependant, ne serait-ce que par son efficacité. L'improvisation est un rude bazar, qui produit sans compter, mais qu'il faut accepter ainsi. La clef est de générer beaucoup d'idées, de les mettre à plat, puis d'essayer d'identifier leur potentiel. Ne soyez pas inquiet lorsque vous improvisez, si vous laissez de côté la plupart des idées. Il y a toujours une grande quantité de déchets lorsque l'on creuse une mine d'or. Sauf si vous vous appelez Miles Davis, apparemment.
Ces limitations et ces cadres, cependant, nul besoin d'attendre qu'ils nous soient donnés par quelqu'un d'autre. Il peut également s'agir d'un ensemble de règles de notre propre fait, qui nous ouvrent les portes de l'improvisation. Nombreux sont ceux, parmi les plus grands, qui ont utilisé des limitations pour stimuler leur travail : Vivaldi a écrit quatre concertos pour violon, un pour chaque saison. Les sonnets de Shakespeare suivent une disposition des rimes spécifique et sont toujours en quatorze vers. Picasso, pendant sa période bleue, peignait toujours en monochrome. Les limitations nous aident à nous mettre au travail sans avoir à attendre l'apparition d'une muse. À la place, le processus et les limitations nous suggèrent les tout premiers pas ; après cela, le mouvement de l'outil nous fait aller de l'avant.
Les restrictions issues d'un cadre prennent de nombreuses formes. Elles peuvent être conceptuelles et basées sur le contenu, quand les limitations déterminent le sujet de l'œuvre :
- Écrivez un chant pour chacune des muses.
- Créez une illustration pour chaque lettre de l'alphabet.
- Écrivez une nouvelle inspirée par les signes astrologiques.
Les restrictions peuvent aussi être structurelles et créer des limitations compositionnelles :
- Peignez sur des surfaces de 7 cm de largeur sur 50 cm de hauteur.
- Écrivez un sonnet ou un haiku.
- Chorégraphiez une danse contenue dans un carré de deux mètres de côté.
Les limitations que nous nous imposons à nous-même peuvent aussi être relatives au ton de l'œuvre, quand la communication est altérée par une restriction délibérée :
- Peignez en monochrome.
- Composez une chanson en utilisant une guitare désaccordée.
- Dessinez avec votre main opposée.
Après avoir fixé quelques restrictions, il est utile de prendre du recul pour évaluer quelles sont les interdépendances entre ces limitations, car elles peuvent nous suggérer de nouveaux points de départ. Par exemple, une limitation sur le ton de l'œuvre peut nous aider à décider quel genre de contenu est le meilleur ; ainsi, peindre seulement en bleu peut suggérer des scènes tristes ou des lieux baignés dans une lumière caverneuse.
Les limitations réduisent un grand processus à un espace plus petit, et plus compréhensible, pour l'exploration. C'est la différence entre nager à la piscine et être parachuté en plein milieu de l'océan sans aucune terre en vue. Ces limitations forment également la base pour les premières étapes cruciales de l'improvisation. Après cela, l'élan de l'outil s'accélère et des idées sont générées rapidement sans aucun jugement. Les nouvelles idées interagissent avec les anciennes, et bourgeonnent en des endroits inattendus. Chaque décision vient en réponse à la précédente et nous donne l'opportunité de pivoter vers une nouvelle direction ; ainsi, ce processus nous inflige une myopie salutaire, une incapacité à voir nettement quoi que ce soit en dehors de la prochaine étape. Mais comme lorsque l'on conduit la nuit, il suffit de voir peu de choses à la fois pour arriver jusqu'à destination.
Suite de la lecture au chapitre quatre : forme et magie